Comment le profil de risque doit-il être pris en compte dans le mandat de gestion fortune ? Nous allons tenter de répondre à cette question au vu notamment d’un récent arrêt du Tribunal fédéral rendu en la matière le 23 octobre 2020 (4A_72/2020).

Dans le cadre de cette affaire, une cliente avait confié en 2006 la gestion de ses avoirs à un gérant de fortune externe, comme Onyx & Cie SA. Selon le mandat conclu entre les parties, la stratégie de placement visait un « rendement absolu », sous forme de placements directs, de fonds de placements et/ou de produits alternatifs, y compris des hedge funds. Il était précisé que le gérant pouvait investir entre 0 % et 100 % des avoirs dans chacun des postes indiqués : liquidités, obligations, actions ou produits alternatifs.  En revanche, le gérant n’était en principe pas autorisé à faire des opérations directes sur des produits dérivés.

Quelques années plus tard, la cliente s’est plainte de deux investissements dans des fonds à hauteur d’EUR 3 millions au total, affirmant que le gérant aurait dû opter pour une gestion conservatrice selon le profil de risque, alors que celui-ci soutenait qu’ils avaient convenus d’une gestion agressive.

Saisi par la cliente, le Tribunal de première instance de Genève lui a donné raison et a condamné le gérant pour violation de la stratégie convenue. Il a considéré que le profil de risque devait permettre à la cliente de conserver sa fortune, tout en prenant quelques risques, de sorte que le gérant ne pouvait se prévaloir des seuls pourcentages (0 % à 100 %) indiqués dans le contrat et ne pouvait se permettre de prendre un risque maximum.

S’agissant de l’un des investissements, le juge a retenu que celui-ci avait été fait en violation de la stratégie convenue et du principe de diversification. En ce qui concernait l’autre investissement, il n’était pas compatible avec le profil de risque de la cliente, ni avec le principe de la répartition des risques.

Sur appel, la Cour de justice a débouté la cliente. Après avoir constaté la réelle et commune volonté des parties, les juges ont souligné que l’investissement visait des profits importants et que la cliente devait en assumer le degré de risque correspondant. Les parties avaient alors opté pour une gestion agressive.

Saisi d’un recours, le Tribunal fédéral a rejeté l’appel de la cliente estimant que lorsqu’un client et son gérant de fortune conviennent d’une stratégie de placement, le client peut ne peut pas a posteriori se plaindre du fait que son profil de risque ait été mal établi.

Partant de ce principe, le raisonnement de notre Cour suprême est-il soutenable ?

1. Les principes dégagés par la jurisprudence en matière de profil de risque

Pour rappel, dans le cadre d’un contrat de gestion de fortune, le client charge le gérant, comme notre family office Onyx & Cie SA par exemple, de gérer tout ou partie de sa fortune en déterminant lui-même les opérations boursières à effectuer, dans les limites fixées par le contrat. On parle alors de mandat de gestion discrétionnaire par opposition à un simple mandat de conseil en placements où c’est le client lui-même qui prend les décisions d’investissement en s’appuyant sur les analyses, les estimations relatives aux marchés et les recommandations du gérant.

Sous l’angle juridique, le contrat de gestion de fortune est régi par les articles 394 et suivants du Code des obligations suisse, notamment en ce qui concerne la responsabilité du gestionnaire.

Bien entendu, le fait que le gérant se soit vu conféré un mandat discrétionnaire n’empêche pas le client de donner de manière sporadique des ordres d’achat ou de vente au gestionnaire. Dans cette hypothèse, notre family office a pour politique d’établir une note ad hoc énumérant la liste des investissements effectués directement par le client et partant qui doivent être exclu de la responsabilité de gérant.

L’arrêt du Tribunal fédéral commence par rappeler qu’avant de conclure un mandat de gestion de fortune, il appartient au gérant d’établir un profil de risque du client. Celui-ci a pour but de définir l’ampleur des risques que le client est prêt à assumer (propension subjective au risque du client) et qu’il peut se permettre de prendre compte tenu de son niveau de vie (capacité objective à supporter des risques).

Ce document, qui fait une dizaine de pages au sein de notre family office Onyx & Cie SA, constitue avec la due diligence la pierre angulaire du mandat de gestion de fortune ; Il contient ainsi toutes les informations nécessaires sur la situation financière du client, ses objectifs d’investissement, sa disposition à prendre des risques, ainsi que ses connaissances et son expérience en matière de placements.

Le client doit également être informé sur les risques et profits liés aux marchés financiers, étant bien évidemment précisé que plus le rendement espéré est élevé, plus les risques d’investissement sont importants (principe du « no risk, no gain », les risques étant généralement catégorisés sur une échelle allant de « très faibles » à « élevés »).

Onyx & Cie SA a enfin récemment intégré un questionnaire complémentaire sur le positionnement du client par rapport aux critères « Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG) » qui ne cessent de prendre de l’importance.

Quoi qu’il en soit, cette obligation d’établir un profil de risque, découle du devoir de diligence du mandataire (art. 398 al. 2 CO) et a été reprise par les règles prudentielles (cf. l’art. 12 de la loi fédérale du 15 juin 2018 sur les services financiers (LSFin) ainsi que les Cm. 7.1 et 7.2 des Règles-cadres pour la gestion de fortune de la FINMA (Circulaire 2009/1), l’art. 1 des Directives concernant le mandat de gestion de fortune de l’ASB de novembre 2020, et l’art. 7 du Code suisse de conduite  de l’ASG relatif à l’exercice de la profession de gérant de fortune indépendant du 1er août 2017).

Sur la base du profil de risque, le gestionnaire peut ensuite établir une stratégie de placement, qui correspondra aux objectifs d’investissement du client et à ses restrictions de placement.

Il est précisé que le gestionnaire doit expliquer à son mandant les risques liés à la stratégie de placement proposée, afin qu’il puisse faire son choix en toute connaissance de cause. Ce devoir d’information du gérant est encore accru lorsque celui-ci propose des opérations spéculatives risquées ou que le client n’a que très peu de connaissances sur les marchés financiers. En règle générale toutefois, le gérant de fortune peut partir du principe que chaque client connaît les risques habituels liés à l’achat, la vente et la détention d’actions, d’obligations et de parts de fonds de placement et que l’information ne doit porter que sur des facteurs de risques qui dépassent les risques courants, comme ceux des produits dérivés ou des produits structurés.

Enfin, comme le rappelle le Tribunal fédéral, dans le contrat de gestion de fortune, les devoirs d’information, de conseil et d’avertissement du gérant sont plus étendus que dans le contrat de conseil en placement ou dans une simple relation compte/dépôt bancaire.

Ces devoirs d’information sont tout d’abord de nature précontractuelle puis si le contrat est ensuite conclu, les prétentions fondées sur la violation de ces devoirs sont soumises à la responsabilité contractuelle.

Toutefois et il s’agit de l’élément central de cette affaire, le Tribunal fédéral estime que, même si un profil de risque n’a pas été établi, le client ne peut pas se plaindre, après la conclusion du contrat, de pertes subies, en faisant valoir qu’une politique d’investissement plus conservatrice correspondait mieux à sa situation personnelle, s’il ressort du contrat qu’il s’est dit prêt à poursuivre une politique d’investissement spéculative et risquée. Un tel comportement contradictoire ne mérite aucune protection, conformément à l’art. 2 al. 2 CC (4A_140/2011).

2. L’appréciation du Tribunal fédéral dans son arrêt

Dans le dossier soumis à son examen, le Tribunal fédéral a d’abord rappelé que comme tout contrat, le contrat de gestion de fortune est parfait lorsque les parties ont, réciproquement et d’une manière concordante, manifesté leur volonté (art. 1 al. 1 CO). Le contrat suppose donc un échange de manifestations de volonté réciproques, que sont normalement une offre et une acceptation ; le contrat est conclu si l’offre et l’acceptation sont concordantes. Sous réserve d’une invalidation pour vice du consentement, le contrat est conclu même si le gérant a violé ses devoirs précontractuels.  

Le juge doit, tant pour déterminer si un contrat a été conclu que pour l’interpréter, rechercher la réelle et commune intention des parties, sans s’arrêter aux expressions ou dénominations inexactes dont elles ont pu se servir, soit par erreur, soit pour déguiser la nature véritable de la convention.

Pour déterminer le contenu d’un contrat, le juge doit rechercher, dans un premier temps, la réelle et commune intention des parties (interprétation subjective), le cas échéant empiriquement, sur la base d’indices. Constituent des indices en ce sens non seulement la teneur des déclarations de volonté – écrites ou orales -, mais encore le contexte général, soit toutes les circonstances permettant de découvrir la volonté réelle des parties, qu’il s’agisse de déclarations antérieures à la conclusion du contrat ou de faits postérieurs à celle-ci, en particulier le comportement ultérieur des parties établissant quelles étaient à l’époque les conceptions des contractants eux-mêmes.

Si le juge ne parvient pas à déterminer la volonté réelle et commune des parties – parce que les preuves font défaut ou ne sont pas concluantes – ou s’il constate qu’une partie n’a pas compris la volonté exprimée par l’autre à l’époque de la conclusion du contrat – ce qui ne ressort pas déjà du simple fait qu’elle l’affirme en procédure, mais doit résulter de l’administration des preuves -, il doit recourir à l’interprétation normative (ou objective), à savoir rechercher leur volonté objective, en déterminant le sens que, d’après les règles de la bonne foi, chacune d’elles pouvait et devait raisonnablement prêter aux déclarations de volonté de l’autre (principe de la confiance).

Sur la base des principes énumérés ci-dessus, le Tribunal fédéral a constaté que la Cour de justice était parvenue à établir que les parties souhaitaient procéder à une gestion agressive du portefeuille selon leur volonté réelle et commune, visant des profits importants et comportant un degré de risque correspondant. La cliente, ayant notamment autorisé un libre recours à des investissements dans des hedge funds, a opté pour une gestion agressive en n’imposant aucune limite de pourcentage pour les placements à revenus variables (i.e. dans des actions ou des produits alternatifs) ou par type d’actifs autorisés.  

L’appréciation de l’instance inférieure étant une question de faits, le Tribunal fédéral ne peut la revoir que sous l’angle stricte de l’arbitraire. Or, la cliente n’a pas été en mesure de démontrer en quoi cette interprétation du contrat par l’instance inférieure était arbitraire. Ces griefs ont ainsi été déclarés irrecevables.

Se fondant sur la jurisprudence précitée (4A_140/2011), le Tribunal fédéral a considéré que la cliente ne peut plus se plaindre, lorsqu’elle subit des pertes, qu’une politique d’investissement plus conservatrice qui aurait mieux correspondu à sa situation personnelle. Le fait que le gérant n’ait pas établi de profil de risque, lequel aurait éventuellement démontré qu’un investissement conservateur aurait été plus approprié, n’y change strictement rien.

En particulier, les juges n’ont pas remis en question l’appréciation de l’instance inférieure selon laquelle : « les investigations du gérant sur l’état des connaissances de son client et sur sa tolérance au risque (« profil client ») servent à la conclusion d’un contrat qui y soit adapté. En revanche, ces investigations n’ont aucune portée propre en matière de risques, lorsque les clauses contractuelles sont univoques à cet égard. Ainsi, lorsque le client accepte, à teneur du contrat de gestion de fortune, une stratégie d’investissement risquée et spéculative, il ne peut pas invoquer plus tard l’absence d’investigations dont le résultat aurait dû conduire à une stratégie de placement plus conservatrice. »

3. Appréciation critique de l’arrêt : devoir de diligence et profil de risque

Bien que le raisonnement établi par le Tribunal fédéral soit favorable aux gestionnaires de fortune de la place, il ne nous convainc guère. En effet, il réduit comme peau de chagrin le devoir du gestionnaire de fortune d’informer son client et d’établir un profil de risque.

En effet, quand bien même le mandataire ne garantit aucun résultat au client, il possède un devoir de diligence vis-à-vis de celui-ci. Ce devoir de diligence s’apprécie de manière objective consistant à déterminer comment un mandataire consciencieux, placé dans la même situation, aurait agi en gérant l’affaire en cause. Les exigences sont bien entendu plus sévères à l’égard du mandataire qui exerce son mandat à titre professionnel, moyennant rémunération. Aussi, lorsque le gérant dispose d’un large pouvoir de gestion, il répond uniquement des pertes provenant d’opérations qui peuvent être qualifiées de déraisonnables, c’est-à-dire qu’un professionnel n’aurait raisonnablement et objectivement pas entreprises. Enfin, une opération effectuée dans les limites du contrat peut dans certaines conditions néanmoins engager la responsabilité du mandataire.

L’obligation du gérant d’établir un profil de risque contraint celui-ci à recommander au client la stratégie de placement la plus appropriée pour lui. Il doit ensuite la présenter à son client tout en lui expliquant les tenants et les aboutissants.

Bien entendu, le client peut ensuite décider d’une stratégie plus agressive ou plus conservatrice par rapport à son profil de risque. Toutefois, il ne peut le faire que si le gestionnaire l’a préalablement et complètement informé des conséquences de son choix, justement sur la base du profil de risque établi. En d’autres termes, le client doit être en mesure de faire son choix de manière éclairée, ce qui ne peut être le cas si le gestionnaire n’a pas procédé à l’établissement d’un profil de risque approprié.

Ainsi, contrairement à la solution adoptée par le Tribunal fédéral dans son arrêt du 23 octobre dernier, nous sommes d’avis que le gestionnaire de fortune qui viole ce devoir de diligence devrait répondre du dommage subi par le client. Dans le cas contraire, cela revient à mettre à néant les règles adoptées par le législateur dans la LSFin ainsi que par les organismes d’auto-régulation (ASB, ASG, etc.).

C’est d’ailleurs une position bien plus nuancée que le Tribunal fédéral avait adoptée en 2014 (4A_364/2013 du 5 mars 2014), lorsqu’il avait considéré qu’une infirmière non expérimentée sur les marchés financiers pouvait valablement se plaindre d’une gestion trop risquée de son patrimoine, dans l’hypothèse où le gérant n’avait pas établi un profil de risque et que le client ne pouvait pas saisir la portée de la stratégie de placement en raison de son manque d’expérience en la matière.

Au vu de la jurisprudence quand même fluctuante en la matière, nous recommandons aux gestionnaires de toujours bien documenter les choix du client. Si le client désire une gestion qui s’écarte du profil de risque établi par le gérant, il convient que celui-ci signe une « décharge » indiquant qu’il a été complètement informé par le gestionnaire des conséquences de la stratégie d’investissement choisie, celle-ci ne correspondant pas à son profil de risque, et qu’il a en a bien saisie la portée. En tout état de cause, le gestionnaire de fortune doit toujours établir un profil de risque du client, il s’agit du document le plus fondamental en matière de gestion de fortune et aujourd’hui bien ancré dans toutes les règles prudentielles.