Introduction

Il est bien connu des praticiens que la législation des îles Caïmans est l’une des plus protectrices au monde en matière de droit des trusts. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les clients d’Onyx & Cie SA décident régulièrement de soumettre leur trust à la juridiction et au droit des îles Caïmans.

En effet, la loi locale permet de faire efficacement obstacle aux prétentions des conjoints, des héritiers réservataires et d’autres créanciers intéressés par les biens du settlor ou des bénéficiaires. Ainsi, aucun jugement étranger ne peut être reconnu ni exécuté dans l’archipel s’il est contraire au droit des îles Caïmans, en particulier s’il nie le concept de trust ou la capacité du settlor de constituer une telle structure, reconnaît des droits à des héritiers réservataires ou d’autres personnes sur la base de liens personnels avec le settlor ou un bénéficiaire, affecte la validité du trust, son administration, son interprétation, sa révocation ou encore les pouvoirs résiduels conférés au constituant.

En d’autres termes, « bonne chance » à celui qui serait tenté d’attaquer un trust des îles Caïmans sur la base de dispositions légales de droit étranger.

Pour autant, est-ce que cela signifie qu’aucune juridiction étrangère ne serait en mesure de juger une affaire relevant d’un trust des îles Caïmans ?

Nous proposons dans cet article de passer en revue deux arrêts, l’HSBC International Trustee Limited v Tan Poh Lee et Al (HSBC) case du 7 novembre 2019 ainsi que le Geneva Trust Company v IDF and Anr (Re Stingray) case du 21 décembre 2020, traitant de la question. Ces deux jugements ont fait l’effet d’une « petite bombe » aux îles Caïmans puisqu’ils semblent contredire la position adoptée jusqu’alors par les tribunaux locaux.

Les faits à l’origine des deux jugements des îles Caïmans

Le premier cas concerne un trust local, dont l’acte constitutif prévoyait une clause d’élection de droit et de for exclusif en faveur des tribunaux de l’archipel. L’un des bénéficiaires a toutefois introduit une action en justice à Singapour afin qu’il soit mis fin à celui-ci. Le trustee a, à son tour, saisi le juge des îles Caïmans sur plusieurs points, notamment sur la délivrance d’un Beddoe Order en urgence (l’autorisation de défendre le trust par devant les autorités singapouriennes sur la base du principe du forum non conveniens et l’indemnisation du trustee s’agissant des coûts au moyen des avoirs du trust) ainsi que la constatation de la compétence exclusive des tribunaux des îles Caïmans et du droit local.

Dans la seconde affaire, le Stingray trust, soumis également au droit des îles Caïmans, a été constitué en 2005 par deux citoyens italiens, CDF et sa sœur IDF. Ils étaient eux-mêmes bénéficiaires discrétionnaires de la structure aux côtés d’une institution de charité. CDF est décédé et IDF est devenue incapable, si bien qu’un curateur fut nommé. Peu après cette nomination, ce dernier a introduit une action en Suisse contre le trustee (lieu du siège de celui-ci et de l’administration du trust), estimant que le trust n’avait pas été valablement constitué (défaut de volonté ou de compréhension du settlor), demandant le transfert des avoirs en faveur d’IDF et l’interdiction au trustee de prendre toute décision en lien avec celui-ci. Le curateur fut débouté en première et seconde instance. Une demande similaire fut alors introduite par le curateur devant les tribunaux de Milan, étant précisé que dans l’intervalle le trustee avait de son côté déposé et obtenu du juge des îles Caïmans deux Beddoe Orders, dont l’un rétroactif (pour la Suisse). Après avoir au préalable perdu une action en contestation de la compétence des tribunaux italiens, le trustee a commencé une action judiciaire (declaratory relief) aux îles Caïmans afin de faire constater la validité dudit trust.

D’après le demandeur, toute question en lien avec le trust devrait être examinée conformément au droit des îles Caïmans (sur la base de la section 90 de la partie VII du Cayman Islands Trusts Act) et uniquement par les tribunaux de l’archipel (en raison de l’élection de for exclusive contenue dans le trust deed et de la section précitée abrogeant l’application du principe du forum non conveniens). Selon le curateur en revanche, la section 90 du Trusts Act des îles Caïmans ne concernerait que le droit applicable au trust et non la compétence juridictionnelle. Par ailleurs, une application appropriée du principe du forum conveniens conduirait à la compétence des tribunaux de Milan et la clause d’élection de for exclusif contenue dans le trust deed ne pourrait en tout état de cause pas être opposable à une partie contestant la validité même du trust (absence d’action sur le trust lui-même).

Ces deux arrêts sont intéressants dans la mesure où ils répondent à la question cruciale de savoir si un tribunal étranger peut rendre des ordonnances exécutoires à l’égard d’un trust des îles Caïmans et si oui à quelles conditions. Nous proposons de passer en revue les différents points examinés par le juge dans chacune des deux décisions ci-dessus.

L’interprétation de la section 90 de la partie VII du Cayman Islands Trusts Act

Le Trust Act des îles Caïmans prévoit à la section 90 que :

“All questions arising in regard to a trust which is for the time being governed by the laws of the Islands or in regard to any disposition of property upon the trusts thereof including questions as to

(a) the capacity of any settlor;

(b) any aspect of the validity of the trust or disposition or the interpretation or effect thereof;

(c) the administration of the trust, whether the administration be conducted in the Islands or elsewhere, including questions as to the powers, obligations, liabilities and rights of trustees and their appointment and removal; or

(d) the existence and extent of powers, conferred or retained,

including powers of variation or revocation of the trust and powers of appointment, and the validity of any exercise thereof, are to be determined according to the laws of the Islands, without reference to the laws of any other jurisdictions with which the trust or disposition may be connected.”

« Toutes questions soulevées en lien avec un trust régi actuellement par les lois des îles [Caïmans] ou concernant toute disposition de biens sur le trust, y compris les questions relatives à

(a) la capacité du settlor ;

(b) tout aspect sur la validité du trust ou disposition ou interprétation ou effet de celui-ci ;

(c) l’administration du trust, que celle-ci soit menée dans les îles ou ailleurs, y compris les questions relatives aux pouvoirs, obligations, responsabilités et droits des trustees et à leur nomination et révocation ; ou

(d) l’existence et l’étendue des pouvoirs, conférés ou conservés,

y compris les pouvoirs de modification ou de révocation du trust et les pouvoirs de nomination, ainsi que la validité de l’exercice de ceux-ci, doivent être déterminés conformément aux lois des îles [Caïmans], sans référence aux lois de toute autre juridiction avec laquelle le trust ou la disposition peut être relié. »

Comment cette disposition doit-elle être interprétée ? En particulier, un tribunal étranger peut-il appliquer son propre droit et rendre un jugement qui serait reconnu et exécuté aux îles Caïmans, nonobstant cette clause ?

Dans le cas HSBC, le juge a tout d’abord considéré que le trust était soumis à la législation des îles Caïmans en vertu de la section précitée. Il a estimé que ne pas reconnaître ou exécuter le droit des îles Caïmans serait manifestement contraire à l’ordre public (“manifestly contrary to public policy of this jurisdiction to recognise or give effect to an attempt by a foreign court to effectively administer a Cayman Islands trust without applying Cayman Islands law”). Le juge Kawaley a relevé que l’exécution d’un jugement étranger peut également toujours être refusée pour des motifs d’ordre public, ce principe général de la common law étant autonome et distinct des sections 90 à 95 du Trusts Act des îles Caïmans.

En revanche, s’agissant de la demande du trustee de refuser toute exécution d’une décision des tribunaux de Singapour, il a jugé qu’à ce stade de la procédure “it was not clear that the legal position is that a foreign court cannot under any circumstances, even applying Cayman Islands law, deal with the issues that appear to arise for determination in the present case, and in those circumstances, I would instead grant a declaration substituting the word “may” for “will” because it seems to me that the position is certainly arguable.” En d’autres termes, le juge a décidé de laisser la question ouverte.

Le tribunal a d’ailleurs fait référence à deux décisions antérieures ([2010] 2 CILR 348, Re B Trust et [2016] 2 CILR 416, A Trust) pour justifier sa position.

Dans la première affaire, le juge Henderson avait conclu qu’une ordonnance du tribunal de Hong Kong visant à modifier un trust des îles Caïmans ne pouvait être reconnue par le trustee, même si celui-ci devait se soumettre à la compétence de la Cour de Hong Kong. Le juge Henderson était même allé plus loin en affirmant qu’un trust des îles Caïmans ne pouvait être modifié qu’en conformité avec la loi des îles Caïmans et seulement par un tribunal local, notant au passage que ces principes fondamentaux étaient expressément prévus aux section 90, 91 et 93 du Trusts Act.

Dans le second cas, le Juge Mangatal avait approuvé les observations de l’affaire Re B Trust, mais a relevé que, lorsqu’un trustee s’était soumis à la juridiction de la High Court anglaise, la loi sur les trusts des îles Caïmans pouvait entraîner un conflit entre l’obligation du trustee de respecter les termes du trust et une ordonnance de la Haute Cour.

En décidant de ne pas trancher la question, le juge Kawaley a en réalité ouvert la brèche jugeant que bien qu’il faille sans doute suivre les principes posés ci-dessus, la question n’avait pas été pleinement considérée par les juges Henderson et Mangatal et que partant il fallait attendre la suite de la procédure à Singapour avant d’apporter une réponse définitive et savoir si la compétence exclusive des tribunaux des îles Caïmans devait être retenue en matière de trusts.

La réponse définitive est tombée quelques mois plus tard dans l’affaire du Stingray Trust.

Après avoir analysé dans le détail toute la jurisprudence antérieure en la matière ainsi que le rapport Hansard (concernant l’adoption de la section 90), le Juge Kawaley a procédé à l’interprétation de la ladite section et faisant une lecture littérale de celle-ci est parvenu à la conclusion que cet article était certes une clause d’élection de droit mais non une clause d’attribution exclusive de juridiction en faveur des tribunaux des îles Caïmans.

Ainsi, selon la Grand Court : « Section 90, applying a purposive construction which is entirely consistent with the natural and ordinary meaning of the section in its wider statutory context, does not require all matters which must be determined under Cayman Islands law to be determined exclusively by [the Cayman] Court. »

En conclusion, le juge retenu que les règles habituelles sur le forum non conviniens devaient s’appliquer en matière juridictionnelle sur les litiges relevant du droit des trusts (voir ci-dessous).

La clause d’élection de for

Reprenant la jurisprudence Crociani v Crociani (2014 UKPC 40), la Grand Court des îles Caïmans a jugé que la nature ou le caractère juridique d’une action introduite devait être prise en compte afin de déterminer si une clause attributive de juridiction contenue dans le trust deed était applicable.

Suivant l’argumentation du curateur, le juge Kawaley est parvenu à la conclusion que celle-ci ne pouvait être opposable à un individu remettant en question la validité même du trust, à l’instar d’une personne dénonçant l’existence d’un contrat. On ne saurait en effet opposer une clause d’élection de droit à quelqu’un qui conteste la validité même de l’acte.

Comme relevé par plusieurs auteurs dont notamment Lewin : “It is different where the claimant asserts a claim against the trust, as where he claims to be the beneficial owner of assets held by the trustee by reason of a prior title. In such a case there is no reason why he should be bound or affected by the terms of the trust against which he claims and under which he claims nothing. Accordingly, a jurisdiction clause in the trust instrument, whether exclusive or non-exclusive, has no direct significance. » Ainsi, “a jurisdiction clause plainly cannot be binding on persons unless in some way they claim under the trust.”

Partant, la clause d’élection de for du trust deed ne pouvait être opposable au défendeur (le curateur) du Re Stingray case.

Le principe du forum non conviniens

Principe de common law, la règle du forum conveniens veut que les tribunaux par devant lesquels le litige est porté sont « appropriés » pour juger de l’affaire devant eux. En d’autres termes, cela revient à se demander si le juge doit autoriser la partie plaignante à porter l’affaire devant les autorités d’un pays où le défendeur n’est pas domicilié (respectivement n’a pas son siège). Ce dernier pourrait alors tenter de faire valoir que le for choisi par le demandeur n’est pas adéquat pour décider du sort de la cause et obtenir ainsi une anti-suit injunction. Ce principe a été clairement posé dans le Spiliada Maritime Corporation v Cansulex Ltd (The Spiliada) case en 1987 (AC 460), puis expressément repris dans certaines législations comme par exemple à Guernesey.

En règle générale, une anti-suit injunction sera délivrée si le for du défendeur apparait comme naturel et si les intérêts de la justice requièrent l’application de ce for, parce qu’une autre compétence juridictionnelle apparaitrait comme « vexatoire ou oppressive » (Société Nationale Industrielle Aérospatiale v Lee Kui Jak (1987) AC 871).

Appliquant le principe du forum non conviniens, le juge des îles Caïmans a considéré que les facteurs suivants devaient être pris en compte. D’une part, l’avancement de la procédure en Italie et d’autre part le fait que le trustee ait perdu son action en constatation de l’incompétence ratione loci des tribunaux italiens avant de déposer son action aux îles Caïmans.

Ainsi, le juge a relevé que le trustee avait longtemps attendu avant de saisir la Grand Court des îles Caïmans. Contrairement au HSBC case, où le trustee avait immédiatement introduit action dès que la validité du trust avait été attaquée par devant les tribunaux de Singapour, dans le Stingray case, le litige était déjà pendant depuis trois ans par devant le juge de Milan. Par ailleurs, le trustee avait justement demandé la délivrance d’un Beddoe Order afin qu’il puisse défendre le cas devant les tribunaux italiens avant de perdre son action en contestation de for.

Aussi, à la différence du HSBC case, le litige n’était pas particulièrement complexe sous l’angle du droit des îles Caïmans mais se limitait essentiellement à des questions de fait, notamment sur les volontés du settlor et sa compréhension. D’ailleurs, les enquêtes portaient largement sur des moyens de preuve en italien ainsi que des auditions de témoins dont leur première langue était l’italien. Enfin, les parties ne remettaient pas en question l’applicabilité du droit des îles Caïmans. En revanche, dans le HSBC case, les questions juridiques soulevées par les parties étaient différentes puisqu’il s’agissait de déterminer les droits des bénéficiaires sur un trust discrétionnaire, notamment au regard de la letter of wishes. Il était dès lors plus approprié que la Grand Court des îles Caïmans examine ces points.

Les éléments relevés ci-dessus ont ainsi forcé la décision de la Cour des îles Caïmans de considérer que cette dernière n’était pas le tribunal le plus approprié pour juger du litige dans le cadre du Re Stingray case.

Quels principes peut-on dégager pour les trusts des îles Caïmans ?

Les jugements HSBC et Re Stingray apportent des clarifications bienvenues s’agissant de la protection offerte par la législation des îles Caïmans en matière de trust. A la lecture des deux arrêts, on s’aperçoit que cette protection n’est toutefois pas absolue et qu’une véritable brèche a été ouverte.

En effet, si la Section 90 de la partie VII du Cayman Islands Trusts Act offre un excellent pare-feu contre les décisions et jugements de tribunaux étrangers ne reconnaissant pas la validité d’un trust des îles Caïmans ou octroyant des droits aux héritiers fondés sur la réserve héréditaire ou à d’autres créanciers qui seraient contraires au droit des îles Caïmans, cela ne signifie pas que toute décision émanant d’un tribunal étranger ne pourrait pas être reconnue et exécutée dans l’archipel.

Lorsque les tribunaux étrangers compétents ont appliqué la législation des îles Caïmans en matière de trust, que les parties ont accepté la juridiction de ceux-ci et ont eu la possibilité de faire valoir leurs droits, que le litige ne présente pas de questions juridiques particulièrement complexes, il peut être décidé que lesdits tribunaux étrangers ont été valablement saisis et partant que leurs décisions peuvent être reconnues et exécutées aux îles Caïmans.

Il ressort de ce qui précède que les trustees souhaitant contester la compétence d’un tribunal étranger en lien avec un litige portant sur un trust des îles Caïmans seraient bien inspirés de saisir les tribunaux locaux le plus rapidement possible, avant que les parties aient eu l’occasion de plaider leur cause devant les juridictions étrangères. Par ailleurs, lorsqu’il est plus approprié que le litige soit réglé par les tribunaux étrangers, notamment parce que les moyens de preuve se trouvent hors des îles Caïmans ou dans une langue étrangère, il est également possible que les juges de l’archipel refusent de reconnaître leur compétence au motif qu’il existe une juridiction plus appropriée. A cet égard, il est important de garder à l’esprit qu’une clause d’attribution exclusive de juridiction intégrée dans le trust deed n’implique pas que les parties – ayant un intérêt dans le trust – soient liées par une telle clause lorsqu’elles contestent la validité du trust deed lui-même.

En conclusion, les tribunaux des îles Caïmans entendent bien maintenir le principe du forum non conveniens en matière de trusts, en examinant la juridiction la plus appropriée à la lumière de tous les éléments du cas. Un trustee averti en vaut deux !