Introduction

Les établissements financiers insèrent fréquemment dans les contrats de travail de leurs gérants de fortune des clauses d’interdiction de concurrence afin de protéger leurs affaires et surtout leur clientèle lors du départ de leurs employés.

Ces clauses, importantes pour l’employeur, sont graves pour le collaborateur dans la mesure où elles portent atteinte à son avenir économique et l’empêche pendant parfois des mois d’exercer une activité correspondante à ses capacités.

La jurisprudence a toujours adopté une approche restrictive quant à la validité et à la portée d’une clause de non-concurrence en matière de droit du travail. S’agissant de la gestion de fortune, la question n’a pas été définitivement tranchée jusqu’à récemment : le Tribunal fédéral vient de rendre un arrêt important en ce domaine (4A_116/20189 du 28 mars 2019). Il résout la question de savoir si un gestionnaire de fortune viole son obligation de fidélité et sa prohibition de concurrence s’il invite ses clients à le suivre vers un nouvel établissement. Plus généralement, il pose la question de savoir s’il est encore utile d’introduire des clauses de non-concurrence dans les contrats de travail conclus avec des gérants de fortune.

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1. L’obligation de fidélité des gérants de fortune envers leur employeur

D’après l’article 321a alinéa 1 CO, l’employé est tenu de sauvegarder fidèlement les intérêts de son employeur. Ce devoir de fidélité comprend un aspect positif (se consacrer entièrement à l’exécution des tâches confiées) et un aspect négatif, notamment celui de s’abstenir de tout comportement pouvant léser l’employeur dans ses intérêts légitimes et lui causer un dommage économique (ATF 117 II 72, JdT 1992 I 569). Ainsi, un collaborateur s’abstiendra de débaucher ses collègues afin de les engager dans une entreprise concurrente qu’il est en train de créer (ATF 104 II 28 ; JdT 1978 I 514). Idem pour le travailleur qui commence à concurrencer son employeur ou à détourner de la clientèle avant la fin des rapports de travail (ATF 138 III 67 ; JdT 2012 II 287).

L’étendue et la mesure de ce devoir sont analysées en fonction de la position qu’occupe le travailleur dans l’entreprise. Ainsi, on sera plus strict s’agissant d’un cadre hautement rémunéré qu’un employé occupant une fonction dépourvue de responsabilités n’ayant personne sous ses ordres et percevant un salaire moindre (arrêts du Tribunal fédéral 4A_115/2010 du 14 mai 2010 ; 4A_298/2011 du 6 octobre 2011 ; 4A_723/2011 du 5 mars 2012, JdT 2013 II 187).

Au niveau temporel, l’obligation de fidélité du travailleur commence en principe à son entrée en fonction et dure jusqu’à la fin des rapports de travail, sous réserve de l’interdiction de divulguer des secrets prévue à l’article 321a alinéa 4 CO, qui perdure au-delà. Ainsi, malgré la fin des rapports de services, l’employé ne doit pas utiliser ni révéler des faits destinés à rester confidentiels dans la mesure où l’exige la sauvegarde des intérêts légitimes de l’employeur. Les secrets d’affaires tels que la liste des clients d’une banque en font notamment partie intégrante mais la seule connaissance de la clientèle n’est en soi pas suffisante (ATF 138 III 67 ; JdT 2012 II 287). En tous les cas une pesée des intérêts doit être effectuée entre d’une part l’intérêt de l’employeur à sauvegarder la confidentialité et celui de l’employé à poursuivre sa carrière professionnelle (arrêt du Tribunal fédéral 4C.69/2007 du 21 juin 2007).

« La connaissance de la clientèle de l’ancien employeur ne saurait aucunement constituer un secret particulier que les gérants de fortune devraient garder même après la fin du contrat de travail. »

L’article 321a CO est de nature dispositive. Dès lors, dans les limites de l’article 27 alinéa 2 CC, les parties peuvent étendre ou restreindre le devoir de fidélité du travailleur. Aussi, l’obligation de fidélité de l’employé trouve ses limites dans les intérêts légitimes du travailleur, notamment son épanouissement personnel et sa liberté économique. Ainsi, sous réserve de l’application d’une clause de non-concurrence (voir ci-dessous), on ne peut empêcher les gérants de fortune d’une banque de changer d’emploi ou de se mettre à leur compte. Dès lors, ne contrevient pas au devoir de fidélité, le travailleur qui fonde une société et prépare une nouvelle activité qui ne doit débuter qu’à la fin des rapports de travail, à condition qu’il voue son temps de travail à son employeur (arrêt du Tribunal fédéral 4C.98/2005 du 27 juillet 2005 ; ATF 138 III 67 ; JdT 2012 II 287).

La violation de l’obligation de fidélité de l’employé peut se traduire par un licenciement immédiat ou non (précédé ou non d’un avertissement), le versement de dommages et intérêts ou le paiement d’une peine conventionnelle.

2. Les clauses de non-concurrence dans le contrat de travail

Selon l’article 340 CO, l’employé et l’employeur ont la possibilité de conclure une clause de non-concurrence après la fin des rapports de service. Le travailleur qui enfreint la prohibition de faire concurrence est tenu de réparer le dommage qui en résulte pour l’employeur. Une peine conventionnelle peut également être prévue (généralement au maximum d’une année sous peine d’être réduite par le juge).

L’article 340 CO est de nature relativement impérative en ce sens que seules les dérogations en faveur de l’employé sont possibles, ceci afin de ne pas restreindre la liberté économique de ce dernier au-delà de ce qu’autorise la loi.

On relèvera que l’existence d’une clause de prohibition de concurrence est indépendante de l’article 321a alinéa 4 CO, en ce sens que cette dernière disposition ne vise pas à interdire une activité concurrente, mais à empêcher la divulgation de faits confidentiels (arrêt du Tribunal fédéral 4C.69/2007 du 21 juin 2007).

Tous les salariés sont concernés même si les conditions de validité d’une clause de non-concurrence seront plus difficilement admises en présence d’un emploi peu qualifié.

Le débauchage de personnel ou de clients est considéré comme l’exercice d’une activité concurrente au même titre que le travail pour son propre compte ou pour le compte d’une entreprise concurrente (ATF 130 III 353 ; JdT 2005 I 12).

Les conditions de validité de la clause de non-concurrence sont les suivantes :

  • L’employé doit disposer de l’exercice des droits civils (être majeur et capable de discernement).
  • Il faut que le travailleur puisse dans le cadre de son activité professionnelle avoir connaissance soit de secrets de fabrication ou d’affaires soit de clients, qui ne sont pas connus de tous. S’agissant de la clientèle, on vise toute personne qui entre en relation d’affaires avec l’employeur pour y acheter des marchandises ou y bénéficier de services (le goodwill de l’entreprise). Peu importe la durée des rapports et les liens étroits avec l’entreprise. La clientèle entrant en considération est celle avec qui le salarié a eu des contacts ou celle dont il connait ses préférences et ses souhaits de sorte qu’en cas de relation d’affaires, l’employé serait en mesure de satisfaire à ses besoins de manière plus efficace grâce aux connaissances acquises chez l’employeur (arrêt du Tribunal fédéral 4C.360/2004 du 19 janvier 2005). Le fait que le salarié n’ait pas lui-même acquis cette clientèle n’importe pas. Aussi, un seul client important peut suffire (arrêt précité).
  • La forme écrite est obligatoire et le document doit contenir une description de la portée de la restriction. Aussi, une clause de prohibition de concurrence doit être limitée quant au lieu (limitation géographique liée au marché sur lequel l’activité de l’employeur est déployée), au temps (au maximum trois ans en principe dès la fin du contrat de travail et généralement six mois s’agissant de la clientèle, ce qui laisse le temps à l’employeur d’introduire une nouvelle personne auprès de ses clients (ATF 138 III 67 ; JdT 2012 II 287)) et au genre d’affaires. Au besoin, le juge peut réduire la portée d’une clause trop restrictive pour l’employé au regard de l’ensemble des circonstances et des trois critères qui sont interdépendants.
  • Enfin, l’utilisation de ces renseignements doit être susceptible de causer un préjudice sensible à l’employeur (une pesée des intérêts en présence doit être effectuée). A noter qu’une indemnisation de l’employé n’est pas obligatoire.

Il est nécessaire qu’il y ait un lien de causalité adéquate entre les connaissances acquises et le risque de préjudice sensible à l’ancien employeur. Ainsi, les compétences personnelles prédominantes tant de l’employeur que celles du salarié sont un obstacle à la prohibition de concurrence. On considère dans cette hypothèse qu’il ne peut pas y avoir de préjudice à l’employeur car si le client se détourne de celui-ci ce n’est pas en raison de la connaissance du nom des clients par l’employé mais à cause des capacités personnelles de ce dernier.

Ainsi, la clause de non-concurrence est exclue si l’employé fournit au client une prestation qui se caractérise par une forte composante personnelle, fondant un rapport de confiance particulier entre le client et le travailleur (ATF 138 III 67 ; JdT 2012 II 287). En clair, le rapport avec la clientèle est fondé sur les capacités personnelles de l’employé qui ont plus d’importance aux yeux du client que l’identité de l’employeur (arrêt précité). C’est généralement le cas pour les professions libérales (même sous la forme d’un contrat de travail) comme les avocats, les professeurs, les ingénieurs, les médecins ou les architectes dans la mesure où les relations personnelles nouées entre le client/patient et le travailleur revêtent une grande importance (arrêt du Tribunal fédéral 4C.100/2006 du 13 juillet 2007).

Dès lors un médecin réputé ne pourrait pas insérer dans le contrat de travail de son stagiaire une clause de non-concurrence. Idem, un avocat ne pourrait en principe pas se voir imposer une telle clause s’il quitte un cabinet pour s’installer à son compte et qu’il emporte avec lui des clients.

Obligation de non-concurrence chez les gérants de fortune

3. Quid des gérants de fortune ?

S’agissant des gérants de fortune, le Tribunal fédéral vient de trancher la question dans son arrêt 4A_116/2018 du 28 mars 2019.

Un gérant de fortune a été employé par une banque genevoise depuis septembre 2000. Le contrat de travail comprenait une clause lui interdisant d’entretenir des relations d’affaires avec les clients de la banque pendant une période de trois ans dès la fin des rapports de service. Le gestionnaire ne pouvait également prétendre à aucun droit sur la clientèle déjà existante de son employeur ou celle acquise et développée dans le cadre de son activité. Enfin, le contrat prévoyait que l’identité des clients, leurs numéros de téléphone, leurs adresses ou autres données confidentielles, stockés sur quelque support que ce soit demeuraient la propriété exclusive de la banque.

Les rapports de travail entre l’employé et la banque ont pris fin le 31 décembre 2012 pour cause de départ à la retraite. Le 1er janvier 2013, le gérant de fortune informait ses anciens clients qu’il exerçait désormais ses activités au sein d’une autre banque et proposait un modèle de courrier facilitant le transfert de leurs avoirs vers la nouvelle banque.

Entre le 7 janvier et le 26 février 2013, quinze clients, titulaires de dix-huit comptes, auprès de la première banque ont clôturé ceux-ci pour rejoindre le second établissement et son gestionnaire.

L’ancien employeur actionne son ex-employé au paiement d’un montant de CHF 1’000’000.- plus intérêts, aux motifs que l’employé a violé son obligation de fidélité en soustrayant des supports d’information contenant la liste des clients ou en confectionnant sa propre liste, et en violant la clause de non-concurrence et le secret bancaire. Le montant de CHF 1’000’000.- correspond au revenu annuel (commissions de gestion et frais de courtage notamment) de la banque provenant des quinze clients subtilisés.

Déboutée par le Tribunal des prud’hommes puis par la Cour de justice du Canton de Genève, la banque a fait recours auprès du Tribunal fédéral.

Ce dernier donne raison au gestionnaire de fortune. Reprenant la jurisprudence développée ci-dessus, il estime en premier lieu que la connaissance de la clientèle ne saurait aucunement constituer un secret particulier que le travailleur devrait garder même après la fin du contrat de travail. Aussi, lorsqu’un employé envisage de se mettre à son compte ou de commencer une activité concurrente, il est en soi légitime qu’il puisse entreprendre des préparatifs avant que le contrat de travail ne prenne fin ; son devoir de fidélité lui interdit cependant de commencer à concurrencer son employeur, de débaucher des employés ou de détourner de la clientèle avant la fin de la relation de travail. Ainsi, en informant les clients de la banque de son départ et en les enjoignant de le rejoindre chez son nouvel employeur le 1er janvier 2013, soit postérieurement à la fin des rapports de service, le gérant n’a pas violé l’article 321a CO et son obligation de fidélité.

S’agissant de la clause de non-concurrence, notre Haute Cour estime qu’elle n’est pas valable dans la mesure où la relation nouée entre un gérant de fortune et un client repose sur une confiance absolue. Ce rapport se construit au fil du temps et se renforce non seulement par les résultats obtenus mais également par l’écoute et la disponibilité du gérant, sa capacité à rassurer le client, à le conseiller personnellement et en toute indépendance, ainsi qu’à régler d’éventuels problèmes.

Aussi, contrairement à ce que soutient la banque et quand bien même le gérant ne fournit pas lui-même personnellement l’entier des prestations (analyse financière, évaluations stratégiques, conseils relatifs aux risques, options d’investissement, etc.), on ne saurait le réduire au rôle d’un simple interface entre le client et la banque.

« Si le rapport personnel noué par les gérants de fortune avec le client découle essentiellement de leurs capacités propres si bien que ce dernier accorde plus d’importance à la personne de l’employé qu’à l’employeur, la clause de non-concurrence n’est pas valable. »

Selon les juges de Mon Repos, le lien de confiance entre les gérants de fortune et leurs clients, imprégné par les expériences personnelles des premiers, leur savoir, leur disponibilité, leur écoute, leur compréhension des marchés, leur capacité à conseiller personnellement le client et à le rassurer, est si fort qu’il échappe à une éventuelle clause de non-concurrence. Il ressort de ce qui précède qu’imposer une telle clause aux gérants de fortune paraît illusoire tant l’arrêt du Tribunal fédéral semble proscrire toute marge de manœuvre.

4. Analyse

La position du Tribunal fédéral semble quelque peu absolue dans la mesure où bien que dans la très grande majorité des cas la relation avec le client est bel et bien caractérisée par les capacités personnelles de la personne qui gère ses avoir, il existe aussi une gestion de fortune faite de produits standardisés ou au contraire tellement spécifique qu’elle est propre à l’établissement financier lui-même.

Dans ces hypothèses, les capacités personnelles des gérants de fortune sont alors reléguées au second plan.

Aussi, il existe dans les grands établissements bancaires (choisis justement par le client pour leur réputation, leur taille, leur professionnalisme ou leur fiabilité et non pour les capacités propres d’une seule personne) un « tournus » régulier des gérants de fortune et des employés. Ainsi, le simple fait de s’être occupé d’un client pendant un certain temps n’implique pas un rapport de confiance si étroit qu’il justifie la prohibition d’une clause de non-concurrence. C’est donc bel et bien au cas par cas que la situation devrait être tranchée.

En tous les cas, les gérants de fortune souhaitant quitter leur employeur afin de s’installer à leur propre compte ou de rejoindre d’autres établissements en démarchant de la clientèle de leur ancien employeur peuvent dormir sur leurs deux oreilles.